Wrong Way
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Kerensky observait, sans le montrer, la jeune femme qui occupait le poste voisin du sien. Valérie, garde du corps de Largo, était cantonnée au bunker alors que son patron et sa femme, Joy, étaient en voyage à l’étranger avec son remplaçant. Deux mois plus tôt, suite à une tentative d’enlèvement sur Paolo, l’héritier des Winch, elle avait été grièvement blessée au bras gauche et avait porté un plâtre qui lui avait été enlevé quinze jours auparavant. Son médecin ne l’estimait pas encore prête à reprendre du service et l’inactivité lui pesait tant, de même que la condescendance dont faisait preuve tous ses nouveaux amis, qu’elle avait décidé de passer quelques heures au bunker. Le Russe avait noté des changements dans le caractère généralement enjoué de la jeune femme. Elle était plus irritable et moins à l’écoute. Il avait une petite idée pour expliquer son comportement mais savait d’avance qu’aborder le sujet n’allait que la braquer encore plus.
— Tu veux ma photo ? S’enquit Valérie d’un ton glacial.
Il préféra éluder la question et se repencha sur le problème de décryptage que lui posait un logiciel pakistanais qui promettait, une fois la solution trouvée, de faire des merveilles. Val poussa un soupir d’énervement et essaya de se concentrer sur le dossier qu’elle étudiait. Ce fut peine perdue, elle sentit une sourde douleur dans sa poitrine quand elle attrapa un dossier qu’elle faillit lâcher. Elle tenta de contrôler la douleur en se concentrant sur sa respiration jusqu’à ce qu’elle se rende compte que c’était impossible. Ses mains commencèrent à trembler, elle avait de plus en plus chaud et du mal à respirer. Tentant de paraître la plus naturelle possible, elle récupéra son sac dans le tiroir du bureau et en sortit un tube de comprimés. Elle en fit glisser deux dans sa main sous le regard scrutateur de Kerensky.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire, répliqua-t-elle sèchement. Il y a longtemps que je n’ai plus besoin de baby-sitter.
— Valérie, je crois que tu as un problème.
— Et moi, je crois t’avoir demandé de te mêler de tes affaires, le rabroua-t-elle en allant remplir sa tasse vide de café.
— Tu ne pourras jamais reprendre ton job si tu…
— Je t’ai dit que ça suffisait ! S’écria Valérie avec rage. Je sais ce que j’ai à faire et ce n’est certainement pas toi qui vas m’empêcher de vivre ma vie !
Il savait parfaitement à quoi elle faisait allusion. Une brève liaison qui s’était finie aussi vite qu’elle s’était commencée car il y avait mis un terme sans vraiment lui donner d’explication valable. Georgi se leva et jeta un coup d’œil dans le sac à main ouvert, posé sur le poste de travail. Un flacon orange, étiqueté à son nom, était visible. Il déchiffra son contenu et dû se rendre à l’évidence, ce n’était pas de l’aspirine mais le nom ne lui indiquait pas de quoi il s’agissait, il ne le connaissait pas.
— Je t’interdis de…, commença Valérie en le voyant faire.
— Je croyais que c’était de l’aspirine, répliqua durement le Russe en se saisissant du flacon.
Avec une vivacité qu’il ne lui avait jamais vue, elle lâcha sa tasse qui explosa sur le sol tandis qu’elle se jetait sur lui pour lui arracher son bien. Le flacon échappa à Kerensky et roula jusqu’à l’escalier. La jeune femme était devenue une véritable furie et Georgi eut un peu de mal à la maîtriser.
— Que prends-tu ?
— Lâche-moi ! Rugit-elle tandis que le Russe raffermissait sa prise sur ses bras qu’il maintenait dans son dos.
— Je veux une réponse, insista-t-il.
— Va te faire voir, Kerensky !
— Salut tout le… monde, fit Simon qui venait d’entrer dans la pièce et dont la voix mourait au fur et à mesure qu’il découvrait la scène. Qu’est-ce qui se passe ?
— Tu tombes bien, l’accueillit Georgi qui pour une fois ne regretta pas l’arrivée tardive (il était midi passé) du Suisse. Ramasse ce flacon et lis-moi le nom qui y est inscrit.
— Mais que…
— Simon, dis-lui de me lâcher tout de suite, siffla Valérie avec colère.
— Obéis, renchérit Kerensky.
— A qui ? Demanda Simon en secouant la tête. Est-ce que vous allez m’expliquer ce qui se passe à la fin ?
— Ne…aie, s’écria la jeune femme tandis que Georgi resserrait sa prise.
— Elle se drogue.
Le visage de Simon exprima d’abord l’étonnement avant que toute une foule de petites choses lui revienne en mémoire concernant Valérie. Avec lenteur et en espérant que son ami se trompait, il ramassa le flacon orange et déchiffra l’étiquette avec soin.
— Bon Dieu, Val ! S’exclama-t-il en constatant que Kerensky avait raison. Tu prends cette saloperie depuis quand ?
— Je prends des médicaments qui m’ont été prescrit par mon médecin alors maintenant tu me lâches, ok ?
— Tu promets de rester tranquille ?
— Je te promets de ne pas te foutre une raclée, ça te va ?
Le Russe consentit à la libérer après quelques minutes. Simon s’attendait à ce qu’elle se venge sur Kerensky mais elle n’en fit rien, se contentant de s’asseoir comme il le lui avait demandé. Il récupéra le flacon que Simon tenait toujours et décrocha son téléphone.
— Dénophérol, prononça-t-il dès que son correspondant eut répondu.
Il écouta la réponse sans quitter des yeux Valérie. Une gamme d’émotions le traversait tandis que son interlocuteur lui expliquait qu’il s’agissait d’un puissant antalgique prescrit dans des cas désespérés mais ses traits restèrent impassibles. Simon avait du mal à croire que la jeune femme put se droguer. Il était tombé dedans parce que c’était un moyen pour lui de s’évader de la vie minable qu’il menait à l’époque. Sullivan l’avait fait pour se prouver qu’il pouvait encore être à la hauteur d’une femme de vingt ans sa cadette mais Val… Il n’arrivait pas à trouver de raison valable.
— Tu comptais nous en parler quand ? S’enquit Kerensky une fois qu’il eut raccroché.
— Parler de quoi ? Demanda Simon alors que le silence s’éternisait.
— Rien qui ne vous regarde. Rends-les-moi, je rentre.
— Il est où ? Renchérit le Russe en gardant soigneusement le flacon dans sa main.
— Bon dieu, de quoi tu parles Kerensky ? S’énerva Simon devant le dialogue muet de ses deux amis qui se fusillaient du regard.
— Tu étais obligée de compliquer les choses, ragea la jeune femme en lui arrachant ses comprimés de la main. Comme d’habitude, il a fallu que tu te mêles de ce qui ne te regarde pas, continua-t-elle en fourrant dans son sac les quelques affaires personnelles qui était dans son tiroir.
— Qu’est-ce que tu fais ? L’interrogea Simon en la voyant faire.
— Je ne reviendrais pas, annonça Valérie en prenant son sac.
— Tu ne peux pas faire cela à Largo et Joy, tenta Kerensky dans son dos.
La jeune femme s’arrêta, poussa un lourd soupir avant de se retourner vers les deux hommes. Elle savait qu’ils s’inquiétaient pour elle et que Georgi n’avait agi ainsi que pour la forcer à dévoiler son secret mais c’était trop dur. Elle aurait tellement voulu avoir plus de temps.
— Tu n’auras qu’à leur expliquer.
— Crois-tu vraiment que se soit à moi de leur annoncer que tu as un cancer ? Lança-t-il d’une voix glaciale.
Simon crut avoir mal entendu. Son regard passa de l’un à l’autre de ses amis et il comprit, à leurs visages graves et fermés, que c’était la triste réalité. Valérie malade ? Les cancers se soignaient de mieux en mieux, cela ne pouvait être aussi sérieux qu’elle le pensait, il y avait des traitements, la chimiothérapie ! Elle ne pouvait pas baisser les bras, pas elle qui était si combative et si dynamique. Il n’avait jamais vu une femme aussi forte à l’exception, peut-être, de Joy. Elle devait se battre. Il allait prononcer ses pensées à voix haute quand il s’aperçut qu’elle avait quitté le bunker. Kerensky était retourné s’asseoir et contemplait son écran d’un œil morne.
— Bon sang, tu ne vas pas la laisser partir sans rien faire, s’écria Simon furieux devant le manque de réaction de son comparse.
— Que veux-tu que je fasse ? Elle ne veut pas de notre aide.
— Mais…
— Tu veux faire quoi, s’enquit le Russe, l’emmener de force à l’hôpital ?
— Je sais pas… lui parler, la faire changer d’avis ! Merde, reste là si tu veux, moi je vais lla voir, conclut Simon en sortant du bunker.
***
La nuit était tombée depuis longtemps. Valérie somnolait dans un vieux rocking-chair, près d’un feu de cheminée qui menaçait de s’éteindre. Elle était épuisée. Elle avait roulé une bonne partie de l’après-midi. Elle avait fui New York non sans aucun remords mais parce qu’elle n’avait pas quoi su faire d’autre. Le regard de Kerensky l’avait poursuivi tout au long du chemin. Elle avait vu passer une lueur indéfinissable dans ses yeux bleus quand il avait su. Oui, elle se droguait, pas par plaisir mais parce que le mal progressait un peu plus chaque jour. Un craquement à l’extérieur de la maison la tira de sa somnolence. Elle récupéra l’arme qui était cachée dans le coffre à bois et sortit par la porte arrière du chalet qu’elle occupait. Le silence l’enveloppa, uniquement rompu par le bruit de quelques oiseaux nocturnes. Le clair de lune lui permit de se diriger sans peine jusqu’au coin de la maison. Une voiture était garée un peu plus bas. Elle ne l’avait même pas entendue, se morigéna-t-elle intérieurement. Cela ne pouvait être qu’un voleur. Personne ne savait qu’elle possédait ce chalet, qui jadis appartenait à ses grands-parents, et les touristes étaient plutôt rares dans le coin en hiver. Durant l’été, le lac attirait énormément de monde mais la… Valérie poussa un soupir de contrariété avant de sortir de sa cachette et de pointer son arme sur la silhouette qui se tenait devant la porte d’entrée. Impossible de reconnaître qui que soit avec l’anorak sombre et le bonnet de laine qu’elle portait.
— Levez les mains ou je tire, et je préfère vous prévenir que je vise bien !
Un rire narquois fut la seule réponse à son injonction. Son visiteur impromptu obéit et se tourna lentement vers elle. La jeune femme laissa échapper un juron en le reconnaissant.
— Nom de dieu, qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Je viens prendre de tes nouvelles.
— Ne te fous pas de ma gueule, Kerensky. Tu n’as certainement pas fait tout ce chemin juste pour savoir si…
— Simon a tenté de te rattraper après ton départ mais il n’y a pas réussi. Je suis meilleur que lui pour remonter une piste.
— Ouais, ben tu dois être aussi le meilleur pour rebrousser chemin sans te perdre, non ? Lança Val avant de faire demi-tour pour rentrer chez elle.
— Je ne vais même pas avoir droit à l’hospitalité légendaire des gens du Maine ?
— Va en enfer !
— J’y suis déjà allé et Satan lui-même m’en a chassé.
Elle poussa un soupir d’agacement quand il entra dans la cuisine à sa suite mais ne le chassa pas. Il était près de trois heures du matin et il n’y avait pas un hôtel potable à des lieux à la ronde.
— Va pour l’hospitalité mais tu t’en vas demain matin.
— C’est plus que je n’en espérais.
Elle ne prit pas la peine de répondre et passa dans la pièce voisine dont elle ressortit quelques minutes plus tard, deux couvertures et un oreiller dans les bras.
— Canapé-Kerensky, Kerensky-canapé. Maintenant que les présentations sont faites, bonne nuit.
— J’imagine que tu ne seras plus là quand je vais me réveiller.
— Possible, j’avais envie d’aller chasser, fit-elle en haussant les épaules comme si cette activité lui était coutumière.
— C’est étrange.
— Quoi ? Ne put-elle s’empêcher de demander exaspérée.
— J’ai toujours cru que tu ne tirais que lorsque c’était inévitable.
— J’aurais peut-être mieux fait de le faire il y a dix minutes alors !
— L’hospitalité comprend aussi quelque chose à manger ? S’enquit le Russe qui n’avait pas pris le temps de dîner.
— Est-ce qu’il y a marqué bonniche sur mon front ? Tu es grand, tu ouvres les placards, tu trouves ce que tu cherches et surtout tu me laisses tranquille !
— L’accueil est tellement chaleureux que je pourrais décider de prolonger mon séjour, lança Kerensky l’air de rien alors qu’elle allait pénétrer dans ce qu’il supposa être sa chambre.
— Qu’est-ce que tu veux ? Grinça Valérie en lui lançant un regard noir.
— Pourquoi poser la question alors que tu connais la réponse ? Répondit-il tranquillement en s’installant à table après avoir trouvé un demi-jambon et du pain de seigle.